La réunion de famille animée par le Dr F.
Cela fait maintenant un mois qu’Elsa est hospitalisée.
Et depuis presque trois semaines dans un service de psychiatrie
gériatrique.
Le lieu est assez glauque, situé en périphérie de la ville, au milieu
d’un parc bien entretenu.
Si j’ai été un peu effrayé à ma première visite, je suis conscient de
l’effort fourni par les personnels pour rendre le lieu un peu plus gai.
Je crois que la résilience permet aussi de changer son regard sur les
choses…
J’avais demandé depuis le début à m’entretenir avec ses médecins, je n’avais
jusque-là pas trop eu le sentiment de faire partie de la boucle, mis à part un
entretien téléphonique avec une interne très aimable.
Et puis on m’a proposé un « rendez-vous famille » qui s’est
déroulé hier mercredi. « Pour faire
un point avec le médecin qui suit votre maman ».
Wokay.
Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, je n’ai pas posé plus de
question.
Faire le point sur Elsa, ça me va.
Je suis arrivé à l’heure et la même aide-soignante que la fois
précédente m’a ouvert (pour ceux qui ont suivi mes tweets).
Sa tête, son air ahuri, le ton… J’ai commencé par entrer en souriant.
Merci à elle.
Mon imagination n’a fait qu’un tour et je me suis imaginé une réunion
d’équipe pour affecter les missions et la conviction du chef de service
(psychiatre et posé) qui lui aurait expliqué l’importance de sa mission : « Vous allez accueillir et faire patienter les
visiteurs, chère Cynthia, ouvrir la serrure avec votre clé SECURISEE,
faire le code SECRET et les accueillir, c’est une mission de confiance
que je vous confie A VOUS car je sais pouvoir compter sur votre
professionnalisme ».
Sacrée Cynthia !
Bref, je m’éloigne de mon propos.
« Le Dr. F. va vous
recevoir, vous voulez voir Elsa ? Elle est dans le salon. » (Ce n’est
pas Cynthia mais une autre qui me dit cela. Cynthia en aurait été incapable).
Je vais voir Elsa, qui est assise sur un fauteuil et pleure. Elle
marmonne des choses, elle semble ne pas comprendre qui je suis, parle de ses
fils.
Elle me dit en substance « Vous
êtes durs avec moi de me faire subir ça… ».
Et elle gémit.
Tout ça sans ouvrir les yeux.
Génial.
Et puis le Dr F. m’attend et on me conduit à lui.
Là, je rentre dans une sorte de petite salle de réunion (« la salle de l’ergothérapeute ») et
je vois attablées cinq personnes, dont 3 en blouses.
L’un d’eux est un plutôt bel homme, une petite cinquantaine, grand,
les cheveux mi-longs, costume en tweed, gilet cravate.
A son regard profond posé sur moi, à la déférence de l’aéropage, j’ai
peu de doute sur sa qualité. Le Dr F., psychiatre de son état, est tel que ce que les
images d’Épinal véhiculent.
Il lui manquait la pipe, mais Loi Evain oblige… Et puis la e-pipe, c’est
pas top question classe.
Le Dr F., deux internes, un étudiant en médecine, une infirmière.
J’ai un peu pratiqué, je sais que la séance sera minutieusement
observée par chacun.
Je me suis retrouvé à la place de familles que je reçois dans le cadre
de ma pratique professionnelle, et je connais la façon que chacun peut avoir de
poser les choses en douceur et rassurer les personnes en présence.
Sur la suggestion du Dr F. et mon accord (même si mon désaccord n’aurait
probablement rien changé), on va chercher Elsa pour qu’elle assiste à l’entretien.
Elsa arrive poussée sur son fauteuil, le Dr. F. se lève et va lui
serrer la main. Il explique en même temps (à l’attention des deux internes et à
l’étudiant en médecine, plus qu’à votre serviteur) l’importance de l’attention
accordée au patient.
Tout cela est fait avec lenteur, autant dans les gestes que dans les
mots.
Il enseigne, autant qu’il m’informe.
Si je souris aux manières ampoulées du Dr F., je ne peux qu’apprécier son
professionnalisme.
Et puis il se passe une chose incroyable :
Cela fait un mois que je ne vois Elsa que comme une espèce
légumineuse, et d’un seul coup elle ouvre les yeux et observe l’assemblée.
Moi qui sort d’une série d’horreur sur Netflix, j’ai failli lui
demander « Elsa, es-tu Marianne ? ».
Mais je me suis abstenu.
Et, si on n’a pas plus que d’habitude su exactement de quoi elle
parlait, Elsa s’est animée devant ce public rallié à son panache. Elle a
regardé les gens présents, elle a dit des choses, parlé de sa peinture, nous
avons dialogué sur son incapacité à jouer au tennis (elle a été classée 15/2 et
capitaine d’équipe à Paris, une de ses grandes fiertés), de ne plus pouvoir
tenir ses pinceaux…
Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas partagé autant de mots.
Avec le recul de cet entretien, j’ai réalisé à quel point Elsa avait
toujours eu ce besoin d’avoir un public, à quel point elle avait eu de son
vivant (oui, je sais, Elsa n’est pas tout à fait morte) ce besoin inconscient d’être
au centre des attentions.
Le Dr F. lui a offert un public, et Elsa a pu sortir de sa torpeur.
Cela n’a pas duré très longtemps, elle a décidé rapidement qu’elle s’ennuyait
et a demandé à sortir.
Mais le moment a existé et m’a rappelé que j’avais encore une mère.
La suite de l’entretien a été plus simple et sans grand intérêt, à
ceci près que cela faisait longtemps (depuis un grand Oral d’une heure pour une
admission de mon dernier concours) que je ne m’étais pas senti autant observé.
Mes mots, mes gestes, ce que je disais sur Elsa et notre fratrie, sur notre père,
tout était soupesé et analysé.
C’était un moment étonnant et pas désagréable, parce qu’il m’a ramené
à ma propre expérience professionnelle et à celle de mon analyste durant ma
longue thérapie passée.
Le Dr. F. avait besoin de s’assurer que nous étions sur la même
longueur d’onde concernant les risques thérapeutiques qu’il prenait depuis deux
semaines pour stabiliser Elsa. Et j’ai pu le rassurer : les fils d’Elsa ne
mettront aucune entrave aux choix qui pourraient être faits pour apaiser leur
mère.
Je lui ai signifié que nous apprécions les risques pris et les efforts
faits pour apaiser Elsa.
Et le Dr F. m’est apparu lui-même rassuré.
Aujourd’hui, j’ai eu la confirmation que j’attendais : Elsa
pourra retourner dans la maison des Elsa dès la semaine prochaine, et
poursuivre sa vie d’Elsa.
En croisant les doigts pour qu’elle n’ait pas trop de crises
agressives qui justifieraient un retour en HP.
Et je crois qu’à mes prochaines visites il faudra que je lui trouve un
public.
To be continued.
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